Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
2 janvier 2015 5 02 /01 /janvier /2015 19:13

Je regarde dans ses yeux pour me voir, je m’accroche un instant, infiniment longtemps pour le temps humain qui la retient encore à la vie. Je surveille l’eau de ses larmes, qui me réfléchissent et me disent ce que nous avons à faire.

J’ai une main sur sa poitrine où le sang court-bouillonne et envahit tout. Je sens bien le vrombissement sous ma paume, je me déplace autour d’elle, ses yeux me suivent, écarquillés et pâles, je me déplace dans sa ouate de plus en plus dense, un drain acéré à la main, recouvert de mes habits verts. Je tourne autour d’elle une autre fois, nous perdons du temps chaque seconde, je le sens bien depuis le début, nous ralentissons sa mort mais celle-ci nous attire dans l’autre sens, nous n’avons plus le même espace, le même temps, tout nous éloigne d’elle, nous sommes rapides bien sûr, mais ça n’a rien à voir avec sa rapidité à elle, toute sa vie tient en cinq minutes, avant qu’elle ne s’endorme, les chiffres nous le rappellent sans arrêt. Nous ne gagnons rien, elle part sans nous, nous n’avons pas la solution, sur l’écran luminescent, les courbes s’amenuisent, se pincent, rebondissent quelques secondes, je sais bien que la vie tient à leur épaisseur. Les alarmes des machines couinent sans arrêt, égrainent les miettes d’espoir qui s’éparpillent, se volatilisent dans l’espace éthéré et aseptisé, le bruit est un bruit de cloche, écho macabre et cynique à notre impuissance.

Dans son tuyau vert, l’oxygène siffle sans fin son souffle de vie. Dans le brouhaha, des voix humaines se frayent leur chemin, se répondent, sèches ou molles et bientôt, elle a un trou au côté droit qui la vide de son sang inutile, de ce sang qui l’étouffe. Le jet est considérable, anormal, inondant mes mains, ma blouse et le sol. Mais ce sang chaud et clair est une libération et lui donne un répit. Ses yeux sont encore plus grands, plus ouverts, il n’y a aucun calme chez elle, je sais bien ce qu’elle voit, ce qu’elle sait, je ne suis pas calme non plus, seulement une immense angoisse que nous partageons sans rien dire, elle qui a tellement peur de mourir et moi tellement peur qu’elle ne meurt.

La différence est pourtant considérable. J’ai perdu, nous avons perdu, ils ont perdu, vous avez perdu un malade, un blessé, une femme jeune et je, nous, vous, ils survivent, sont encore et toujours là. Ce n’est pas du tout la même chose.

Le drain débite en abondance, le sang fuse de plus en plus dilué et inerte, inactif. Il y a quelque chose que je ne comprends pas, plus. Tout le monde se tourne vers moi bien sûr, même si personne ne me regarde vraiment, personne n’est fier. Je vois toujours ses yeux qui s’assèchent et se troublent. Il n’y a que quelques minutes qu’elle est là, la situation ne s’améliore pas, le sang coule trop, je clampe le drain. De l’autre côté, sur son bras, dans son cou, les cathéters propulsent le sang nouveau dans ses veines, pas assez vite, pas assez.

Il faut changer, changer d’idée, de stratégie. Heureusement, nous avons un instant pour réfléchir. Réfléchir, si l’on peut dire, un instant. Les courbes se sont stabilisées, médiocres, suffisantes pour aller au bloc opératoire. Mais elle ne veut pas, ne peut plus, je ne sais pas. Nous n’y arriverons pas. Je parcours la salle en cherchant les indices qui confirment l’échec. Ces courbes sont plates, nous ne pouvons plus bouger. Un quart d’heure encore, nous courons, à genoux derrière elle.

A nouveau, les regards se croisent, les accords se cherchent, les avis sont pris. Quelles erreurs avons-nous faites ? C’est à moi de leur dire, je sais qu’ils me le demandent. Mais, je n’ai rien d’essentiel à dire.

Nous avons fait ce que nous avons pu. Nous faisons ce que nous pouvons. Je me veux trop rassurant. Peut-être sa faute était-elle trop grande pour elle et nous, humains, et sa vie ne nous appartenait plus déjà. Nous nous sommes simplement amusés avec nos illusions et nous continuerons à le faire.

Dans la salle, presque personne n’a bougé, les regards circulent simplement, il faut un peu de temps pour que la parole et le mouvement naturels réapparaissent. Je cherche quelqu’un qui ait commencé à pleurer avant moi puis je tourne la tête avant que la larme ne roule, j’éteins le scope sur lequel défile les trois lignes plates. C’est le signe que la vie peut reprendre pour les autres, nous sommes simplement épuisés. Tout le monde se dit encore une fois. Maintenant, nous allons rentrer chez nous, parce que c’est la meilleure solution.

L’instant de sa vie s’est écoulé, simplement plus court, mais c’est entre nos mains que cela s’est produit, sans prévenir. Dans ces moments-là, le sentiment d’ambiguïté est maximum, content de gagner une vie, contraint d’accepter d’en perdre une, contraint à ces échanges, à des choix imposés pour préserver l’énergie, contraint de supporter toute cette mort insupportable. Longtemps, j’ai cru que les autres ne ressentaient pas la même chose, que ma stupide fragilité n’était pas partagée. Depuis, je sais que c’est elle seule qui donne la rage et les ressources de recommencer, qu’elle est indispensable, qu’elle crée elle-même son propre contraire, que de la vie naît de ces morts.

Plus tard, au café, nous avons recommencé à nous regarder, plus souvent et plus longtemps que d’autres fois (j’allais dire qu’à l’habitude). Sans possibilité de crier, il reste ça. Trop tôt pour parler vraiment, se regarder, les yeux écarquillés et humides, en évitant de pleurer mais en pensant aussi que trop de pudeur ne doit pas être trop d’indifférence. Je regarde encore les autres, comme toujours à ces moments, mon visage dans la tasse, nous nous disons que nous sommes là justement pour supporter ça, qu’on attend pas autre chose de nous. Je suis heureux de pouvoir dire nous.

Partager cet article
Repost0

commentaires

Présentation

  • : Le blog de dernieresnouvellesdufront
  • : littérature, poesie, vignettes, etiquettes
  • Contact

Recherche

Liens