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13 octobre 2013 7 13 /10 /octobre /2013 11:41

Iphone V6 092

 

 

 

Les bandes de rives défilent jusqu’au vertige, leurs reflets scintillent en tournoyant sans fin dans le véhicule. A l’intérieur, tout est allumé pourtant, les messages grésillent dans les radios, la nuit exagérée danse autour de nous. Là-haut, plus loin, je vois l’incendie des gyrophares, bleu-bleu, à quelques kilomètres, une ou trois minutes. Je me sens contracté, juste comme il faut. Je connais cette sensation depuis longtemps mais j’ai tou-jours besoin d’un peu de temps pour la reconnaître, pour savoir où j’en suis, où en est ma peur, excessive ou pas.

A côté de moi, l’ambulancier conduit un peu penché, il me semble avoir grossi, il me dit que c’est toujours pareil, que les accidents arrivent toujours la nuit, je lui dis surtout c’est plus grave et pour nous surtout, c’est plus difficile. Il me dit que c’est pareil avec les femmes, qu’elles accouchent toujours la nuit.

Les radios restent incompréhensibles, alors, je lui demande où on va, il me dit le numéro du PK et celui de la sortie. Je vérifie et je cherche les clés. Comme on roule, je repense à une histoire qui est arrivée à un de mes amis. Sa femme avait pas mal grossi depuis leur mariage, suffisamment pour que même lui, qui vivait à côté d’elle, qui la voyait tous les jours ou presque, s’en aperçoive. Normalement, c’est le genre de choses que vous mettez un temps fou à remarquer, après c’est trop tard, mais lui, ça l’a pris tout d’un coup, il s’est mis à la trouver trop grosse et lui reprocha de se laisser aller. Il la menaça même de la quitter, si elle ne se mettait pas un peu au régime.

Au début, elle ne comprenait rien à cette histoire, elle croyait que c’était un prétexte pour la quitter, qu’il la trompait et elle dut l’insulter copieusement, pleurer beaucoup et dire toutes ces choses que l’on dit quand un malheur arrive. Puis elle s’est mise à avoir vraiment peur et surtout, elle s’est dit que son mari avait raison, qu’elle était trop grosse, comment avait-elle pu en arriver là et qu’il était peut-être normal qu’il ne l’aime plus. Elle mit sur pied un plan d’urgence et en quelques mois, régime, footing, elle avait perdu tous les kilos en trop.

Mon ami avait d’abord vu ça d’un bon œil, puis, il s’est mis à trouver que tout ça coûtait un peu trop cher, moins on mange et plus c’est cher m’a-t-il dit, que sa femme rentrait de plus en plus tard et qu’il n’y avait rien à manger à la maison.

Et elle, loin de se contenter d’être redevenue mince, elle se rendit compte qu’elle était restée belle, ou du moins désirable. Lui, qui avait regardé ça de loin, d’abord satisfait, avait continué à grossir. Et un beau jour, après une ultime séance de shopping, d’esthéticienne et de coiffeur, elle rentra à la maison, remplit deux grandes valises, laissa un mot d’adieu et partit. Personne ne l’a revue depuis et je ne suis pas sûr que mon ami ait tout compris encore maintenant.

En pensant à cette histoire et à l’ambulancier trop gros, j’ai raté un PK en soupirant. L’incendie est toujours devant nous, se gonfle par instant, alimenté par le vent et des lumières nouvelles, des champignons dorés mais de plus en plus sombres et gris s’échappent vers le ciel et fondent dans l’obscurité. Il n’y a pas de quoi se réjouir, il y a peu de chances qu’il n’y ait pas de blessés. Pour me rassurer, je pense aux quelques gestes que je dois absolument savoir faire, je pense toujours à ça, même au bout de mille fois. Je rajuste ma tenue, mais j’hésite à enfiler le lourd blouson et la chasuble fluorescente, maintenant, j’ai trop chaud. Je me contente de lisser machinalement les manches de ma veste et je pense aux gants, à mettre les gants qui me protègent, mais qui m’empêchent de sentir sous la peau des doigts ce qui est chaud, ce qui transpire, ce qui frémit, qui me cachent les reliefs, les contours, les rides, les veines, qui me rendent maladroit, moins sensible, moins présent.

Puis je passe enfin ma main de latex sur une de mes poches, je sens un livre, cette forme unique rectangulaire et plane, souple et rigide sur un côté, que je plie doucement, sa surface se déforme et s’allonge puis reprend sa forme. Je le presse quelques instants encore puis j’enlève mon gant afin de retrouver l’idée du papier glacé de la couverture. La plupart du temps, j’emmène un livre avec moi, pour lire au retour d’une intervention, mais cela n’arrive presque jamais. Parce qu’il faut bien faire la conversation, assurer le quotidien des autres, mélanger les angoisses et les diluer dans ces paroles du banal et du normal, loin de tout ce qui est arrivé.

Parfois, pourtant, je pouvais lire, même un peu, ou relire ce que j’avais déjà relu, quelques lignes ou quelques pages, coins retournés un peu plus sales. J’ai gardé cette habitude d’une époque où je me disais que tout devait être mis en œuvre pour lire. Pour lire le plus possible, le plus de mots et de phrases possibles. C’était une idée d’enfant qui m’est restée. Je plaçais des livres dans toutes les pièces de la maison, surtout les moins fréquentées, dans tous les recoins, y compris bien sûr les moins accessibles. Je choisissais ceux qui  me rebutaient, en général les plus gros, pour les enfouir sous un escalier, rangés avec des produits ménagers, au fond d’une commode pleine de linge. Ma punition était de les lire lorsqu’ils étaient découverts par ma mère ou ma grand-mère, furieuses, probablement, que l’on prenne le risque de salir ou de perdre un objet respectable, mais plus sûrement de constater ce comportement incompré-hensible qui ne leur laissait rien présager de bon pour mon avenir.

Parfois, je retrouvais ces livres moi-même, par hasard et quelques-uns d’entre eux sont encore à l’abri, ensevelis sous le linge, les bibelots ou les outils, précipités en vrac dans une malle ou un sac, à attendre un  petit garçon, prêts à lui faire respirer leur part de rêve dès qu’il aura soulevé la couverture poussiéreuse.

Cette fois-ci, ma main fit glisser lentement le livre vers le haut. J’ai aperçu un bout de la couverture bleue, photo d’une piscine, collection 10/18 avec le titre tout en bas. Bret Easton Ellis. Moins que zéro, les syllabes cinglent comme une insulte. Moins que rien. Vivant et en dessous de la vie. Depuis plusieurs mois, je le garde dans cette poche, quelques pages volées me font sourire jaune. Je me dis que j’ai besoin d’exorciser ce sentiment de malaise infini en le lisant jusqu’à l’usure de cette émotion. Parfois, je me suis dis aussi que je n’aurais pas dû le lire du tout, mais de toute façon, ça n’était plus possible.

Ma main s’est relâchée doucement et le livre est retombé dans sa cachette.

Sur la bande d’arrêt d’urgence, à cent soixante dix kilomètres heure, la glissière de sécurité m’a frôlé pendant quelques dixièmes de secondes. Nous allons arriver, c’est toujours un moment difficile, comprendre vite où est le danger, qui est où et qui a déjà commencé à faire quoi ? Nous n’avons eu aucune autre info radio depuis le départ, juste guidés dans la nuit par des lueurs et la fumée que nous apercevons en pointillé entre les nappes de brouillard. Dans un de ces tunnels de brume, j’entends une explosion qui fait vaciller le véhicule.

Tout à coup, nous sommes sur le côté, renversés, mais je n’ai pas le temps de savoir si c’est vrai, nous sommes sur un autre côté, dans un autre sens, un second choc humide et lent nous ralentit brutalement. J’ai l’impression que nous roulons encore, nous avançons en glissant et le pare-brise se couvre d’un liquide visqueux qui s’étale au ralenti, malgré la ceinture, j’ai l’impression de bondir en avant, je replie inutilement mes bras devant mon visage.

L’espace se met alors à tourner sur lui-même sans fin et je vois les vitres toutes intactes se maculer tour à tour avec des bruits secs et inconnus, j’entends quelques frottements stridents puis quelque chose comme un suintement bizarre, quelque chose qui se dégonfle avant que plus rien ne bouge. A aucun moment, un de nous deux n’a crié.

Tout autour de moi, la lumière est blafarde, incertaine. Je regarde le visage incrédule de Fred, les gyrophares lointains éclairent faiblement notre enceinte vitrée. Trop peu pour identifier vraiment et vite ce qui opacifie ainsi toutes les vitres mais assez pour que nos yeux qui s’habituent nous le révèlent progressivement. Machinalement, je pousse sur la portière et aussitôt le pare-brise englué s’affaisse, une masse incertaine s’effondre sur nous, nous inondant de sang et de viscères tièdes. Dans ce fracas mou, une odeur invraisemblable nous submerge avec les flots de liquides et de matières mêlés. Des intestins éclatés se vident et des vaisseaux sectionnés nous aspergent de leur sang chaud.

Nous sommes à cent mètres de l’accident qui brûle encore. Dehors, je marche dans la même glu, dans la nuit fraîche et je trébuche sur une forme dure et allongée. Elle me regarde, sans vie, semble presque intacte, immobile et inoffensive avec un seul œil ouvert. N’importe qui aurait immédiatement reconnu la tête ahurissante d’un cheval mort. Dégoulinant de sang et de matières, je n’ose même pas me toucher, ni toucher la bête. Tout fume autour de nous et je me mets à genoux quelques secondes sans savoir pourquoi.

Dans le reste de l’épave, j’entends Fred relancer sans cesse la radio cent cinquante mégahertz sans retour. Dans le coffre, au milieu du magma  du matériel, je trouve une grosse lampe torche qui fonctionne encore. Doucement, j’éclaire Fred, il ne semble pas blessé, nous savons en nous regardant que nous aurions pu rire mais aucun de nous ne le fait.

Je m’éloigne de Fred, j’éclaire la bête, la route incertaine et luisante, le sang qui ruisselle par litres à nos pieds, puis devant où l’accident inaccessible bruit de lumière et de murmures douloureux.

Fred plonge dans le moteur éventré, arrache les cosses de la batterie, regarde vaguement les dégâts, tourne à petits pas autour du véhicule. Nous restons là, à peine à cent mètres, couverts de sang et hagards, sans trop bouger, sans doute nous demandons nous ce qui va se passer si nous sortons de ce brouillard pour nous approcher, nous-mêmes fumants de la chair fraîche et du sang de l’animal. La peur m’arrache tout à coup à cette hésitation, je me mets à me demander si je ne suis pas blessé, pourquoi je ne suis pas blessé, où est mon sang dans ce cahot. J’ai souvent vu des blessés qui ne souffraient pas, ne demandaient rien et mouraient doucement sans s’en apercevoir, stupéfaits par la blessure brutale qui les transperçait. Tellement souvent, la douleur attend qu’on l’appelle et n’est pas à la taille de cette blessure, elle attend de pouvoir apparaître, que le cerveau sidéré fonctionne à nouveau, puisse la faire crier ou la cacher encore pour jouer avec nous. Parfois même, elle vous piège, vous emmène ailleurs vers une autre blessure, superficielle et inutile et masque celle qui va vous tuer.

La stupeur stupide me laisse debout, vivant, dégoulinant, à contempler le halo qui enveloppe l’accident.

Longtemps après, je pense, Fred téléphone enfin et d’autres équipes médicales arrivent. Nous nous approchons pendant qu’on emporte les corps. Je veux aider un peu, malheureusement ma main encore ensanglantée lâche la poignée du brancard et le mort roule sur le bitume. Je pense que ce n’est pas à lui que je fais du mal et tout rentre dans l’ordre rapidement.

Plus tard encore, plus loin, dans le véhicule qui nous ramène, je regarde longuement Fred, enveloppé de la tête aux pieds dans une housse en plastique, seule chose que l’on ait trouvée pour protéger les sièges et je lui dis sans savoir pourquoi :

- «J’ai l’impression que mourir est vraiment à la portée de tout le monde.»



 

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