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19 mars 2014 3 19 /03 /mars /2014 21:40

Je l’ai regardée, allongée, d’en haut, de ma hauteur. Je la voyais posée sur le sol, presque intacte, endormie. Bêtement, je me suis demandé quel bruit ça avait fait. Je n’ai pas osé la toucher tout de suite, à genoux à côté d’elle, puis j’ai tourné mes yeux vers celui qui avait appelé.

- «Je la connaissais à peine, quelques semaines seulement qu’elle était là. C’était une belle fille, sportive, avec un  petit accent étranger, je saurais pas trop d’où.»

C’était toujours le même discours dans ces situations, hésitations, certitudes faciles, rien d’essentiel. Mais là, de toute façon, plus personne n’était pressé et j’avais besoin de me pénétrer doucement de cette idée que la mort avait fait son travail, qu’il était bien trop tard. J’attendais pour m’habituer à mon inutilité, le temps passait et la rendait moins brutale, moins visible, acceptable. Je justifiais ma présence en quelque sorte.

- «Je crois que c’était une ancienne championne, elle faisait de la natation ou quelque chose comme ça. Elle habitait seule, apparemment. Moi, je sors tôt le matin, je l’ai trouvée là, presque devant la porte. Dès que je l’ai vue, j’ai compris tout de suite, je suis même pas allé la voir plus près, je me suis précipité pour appeler.  Mais, je ne l’ai pas vue tomber, ni rien entendu, je ne sais pas depuis combien de temps elle est là. Ça doit pas faire longtemps, y a quand même du passage dans l’ensemble.»

Qui l’a vue tomber, descendre avec la pesanteur, chuter librement pendant quelques secondes. Je me suis demandé à quel moment il était déjà trop tard, bien bien longtemps avant, ou juste avant dans l’éclair de l’instant où le corps touche le sol aigu.

- «On touche à rien» j’ai dit aux autres. «On
attend la police.»

De loin, je l’ai examinée et j’ai regardé là-haut, cinq étages plus haut. Sans savoir vraiment pourquoi ou de peur de le savoir, j’ai eu envie de monter. La concierge n’a posé aucune difficulté et elle m’a suivi, m’a ouvert la porte, il n’y avait plus d’intimité, elle ne s’appartenait plus, mais plus personne ne se pose ce genre de questions.

Dans l’appartement, il y avait la lettre, la lettre reçue depuis peu, en évidence. Je l’ai prise, palpée, retournée, sans la lire. Je ne me sentais pas le droit de la  lire, je n’aurai jamais le droit de le faire et tant mieux. Je l’ai gardée quelques secondes dans le creux de ma main, l’enveloppe était bordée de cette frise si caractéristique du courrier aérien.

Du balcon, j’ai regardé en bas, j’ai eu envie de m’accouder, de prendre le temps, de regarder au loin, le temps était magnifique, nous étions en été, le soleil était déjà bien établi, malgré l’heure très matinale. Il faisait vraiment très beau et silencieux, un de ces temps transparents et immobiles. Je pouvais voir la côte et la mer songeuse qui faisait tranquillement son travail sur les rochers. A gauche, la visibilité était extrême et à  plus de vingt kilomètres, je voyais le cap Figuier, la Rhune et toutes les Pyrénées qui sortaient de la nuit. Il faisait incroyablement doux, une douceur incompréhensible. Je me suis réfugié dans un coin du balcon où on ne me voyait pas trop.

A droite, juste en dessous je voyais les arènes de Bayonne et devant encore, l’embouchure de l’Adour avec les montagnes de soufre qui attendaient sur l’autre rive. Une espèce de péniche fumait sur le quai et quelques grues tournaient au ralenti.

Dans l’appartement, j’ai regardé sur les murs les photos de la vie d’avant. Los Angeles 1984, podium, les deux bras levés tenant la médaille, Alexia en peignoir gris souriant à l’hymne. Les drapeaux étaient incertains sur les images en noir et blanc. Les photographies se succédaient en désordre, souvent des podiums, quelques amis, le plus souvent en peignoir ou en maillot de bains.

En arrière plan, les plongeoirs à étage trônaient, donnaient la mesure des exploits, élevant leurs silhouettes massives et brutes vers des cieux inondés des lumières des projecteurs, sans jamais montrer l’eau  qui protège.

Quelques autres images évoquaient mieux sa blondeur et sa beauté. Un instant de doute comme une petite honte, une sensation d’indignité me fit frémir et détourner les yeux, mais je n’osais aller ailleurs, à cheval entre ces instants fixés sur le papier et le présent irréversible.

Les yeux dans le vague, je me mis à compter les secondes, le temps de la chute, accélération entre le haut et le bas, entre la vie et le sol.

Te souviens-tu que je t’ai aimée et te souviens-tu pendant ces secondes le nom de toutes ces choses que nous avons faites et de tous ces gens que nous avons croisés.

Je m’ennuyais à Los Angeles devant la télé. Bob, mon dealer, n’était jamais là quand je l’appelais ou ne voulait pas répondre. J’aurais pu me déplacer mais ce n’était pas convenu comme ça. Je relisais en attendant dix fois les mêmes pages de La pêche à la truite en Amérique.

Ensuite, j’allais à «Mon café» pour essayer de trouver Bob, mais je parlais encore mal l’anglais de Californie et j’attendais qu’il arrive plutôt que de me faire

remarquer. Comme il n’arrivait pas, j’attendais chez moi.

Tu m’as expliqué par hasard le saut carpé et toutes les heures passées au-dessus de l’eau sans la voir, à oublier qu’elle est là, à ne pas penser au vide jusqu’à penser qu’il n’est plus là, qu’il n’existe pas. Tu m’as expliqué comment tu sautais sans bouger, les yeux fermés, des heures durant à maîtriser l’espace, à tomber avec art dans un ralenti où tu pouvais vérifier au millimètre toutes les parties du corps, dans ce triple espace où tu revivais sans arrêt dans tes rêves.

La nuit, je rêvais moi aussi des heures à cette chute de dix mètres. Au restaurant, la vie me revenait, aussi vite, aussi vive qu’elle était partie avant de te voir. Te voir justement, ça me suffisait sacrément et ça ne fut qu’un instant.

En rentrant, avion alcoolisé qui filait vers l’est, loin de Bob et de toi, si brève que je me suis demandé si tu avais existé dans le brouillard de L.A. Mais tu avais été là, sans besoin et sans impatience, lente et attentive pour moi, si chaude pour nous deux.

Maintenant, je ne pouvais pas ne pas imaginer cette descente, de l’inconnue vers l’inconnu, juste avant l’impact on pouvait penser que tu transpercerais sans peine le ciment pour glisser lentement dans l’onde que tu apprivoisais si souvent.

Sur le balcon, l’air devenait sec et lourd, la chaleur s’emparait du paysage et le rendait plus incertain, presque flou, la police tardait et je ne pouvais pas rester plus longtemps. J’ai regardé une dernière fois la lettre, j’étais content, presque fier de l’avoir frôlée, à peine touchée, sans trop d’envie, ni de curiosité, de l’avoir laissée intime et fraîche, de l’avoir respectée.

Pour descendre, j’ai pris l’escalier seul cette fois, en prenant mon temps pour répéter mon parcours, dans la pénombre tiède, j’avais le ventre noué de peur et d’émotion. La dernière marche donnait sur une porte battante et la lueur du jour ensoleillé m’a aveuglé soudainement. Dans la cour de l’immeuble, teintée de gyrophares inutiles, les ombres uniformes avaient fait leur haie habituelle.

Présentation, constatation, explication, conster-nation se sont succédées. J’eus encore plus horreur que d’habitude de cette lenteur et de ces obligations.

Te souviens-tu de la chaleur à Los Angeles. Oui, c’est pour ça que tu aimais tant l’eau, tu me l’avais dit tant de fois, et tant dit que tu aimais le froid que tu avais fui pourtant.

Tu m’avais et je t’avais promis, mais moi, ça ne m’étonne pas, que nous ne saurions rien de notre vie d’avant. Tu ne plongerais plus, you diving et moi, falling down, d’est en ouest, à l’extrême ouest avant de revenir au milieu, juste au milieu dans un équilibre au dessus de ce vide qui nous sépare aujourd’hui.

Tu n’aimais pas les livres, que tu avais raison de ne pas les aimer. Moi, contrit d’avoir aimé Ferdydurke et  Finnegan’s Wake, contes de faits et compte fait, j’étais là, j’en restais là, hagard d’avoir fait toutes ces erreurs et ivre d’être là quand même, vivant.

Dans le chaud des anges que nous fûmes et qui nous ressemblent au fond, l’instinct brillant fut ultime et simultané, invraisemblable et maintenant quasiment inexistant. Pourtant dans cette chaleur inavouable, les mots étrangers se sont échangés et compris, la fureur d’une seule nuit ne pouvait y suffire.

Dans l’avion qui me ramenait en France, bien
avant, je me demandais quel avenir m’attendait, je sais bien que d’autres ont ce sentiment dans ces mêmes circonstances mais l’avion est un endroit où forcément vient ce genre d’idée, suspendu entre deux réalités, deux mondes, dans un espace de neutralité, il se trace un pointillé. On quitte toujours quelque chose et quelqu’un en prenant un avion, on retrouve quelque chose et quelqu’un en arrivant, mais quoi et qui.

La seule certitude est dans la plénitude du vol, une chute lente vers autre chose que l’on ne compare à rien, mais à laquelle on pense en regardant les indications magnétiques qui s’affichent avec vigueur sur les écrans de la cabine.

Dans l’ambulance vide, je m’imaginais que je ne la connaissais pas, elle, l’inconnue foudroyée par le poids de sa vie, saignant à peine dans ses cheveux blonds, que quelques lignes avaient précipitée de son balcon, moi qui la connaissais peut-être et nous reconnaissais, impatients et vivants, toujours fébriles et vaniteux, à survivre sans fin.

Dans l’ambulance vide, en  pensant à ces miroirs, je me demandais encore une fois quel bruit cela avait fait, et sans pouvoir l’empêcher, je l’imaginais sans cesse, je l’entendais résonner en m’éloignant dans la fournaise.

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